L'Instant Philo : La Nature : Fantasme ou Réalité ?

06 juin 2021 à 11h15 - 1468 vues
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L’instant philo.             La nature : fantasme ou réalité ?            Emission du 26 juillet 2020

Quand on veut aborder philosophiquement la notion de « nature », on se heurte rapidement à quelques obstacles sérieux. Car il faut d’abord en donner une définition générale – ce qui n’est pas du tout évident. Et au demeurant, quand on a réussi à le faire, on s’aperçoit rapidement que ça ne suffit pas. En effet, diverses représentations de la nature se glissent subrepticement dans nos pensées et se disputent la préséance. Si on veut vraiment tâcher d’y voir clair, il s’avère alors indispensable d’examiner de façon critique ces représentations souvent imaginaires qui nous influencent beaucoup plus qu’on ne le pense. A tel point d’ailleurs qu’on peut même finir par se demander si la notion de nature correspondrait vraiment à une réalité tout à fait identifiable. La nature ne serait-elle pas finalement une sorte de concept fourre-tout dans lequel bien des fantasmes de l’humanité ont trouvé refuge?                                                            

  1. Analyse générale.
  2. Définition générale

L’humanité a créé des objets techniques, des législations, des langues ou encore des œuvres d’art qui n’auraient jamais pu voir le jour sans elle. Mais les animaux sauvages, les  plantes, les montagnes, les continents ainsi que l’ensemble des planètes et des galaxies  n’ont jamais eu besoin des hommes pour apparaitre, pour mener leur bonhomme de chemin et parfois disparaître.[i] On voit par ces considérations simples que la nature désigne habituellement tout ce qui existe indépendamment des productions intentionnelles de l’homme : la nature se distingue alors de l’artifice et de la culture. Elle se caractérise également par son aspect englobant. La terre et l’univers dans lesquelles nous vivons existaient bien avant nous et seront encore présents quand toute trace de notre espèce se sera effacée. Enfin, la nature a sa propre logique : les lois naturelles ne se confondent pas avec les lois humaines.

  • Valeur de cette notion ?

Reste que l’homme détient la faculté de pouvoir transformer en profondeur son milieu de vie. Et si beaucoup de personnes actuellement se rassemblent sous l’étendard de la « protection de la nature » - comme en témoigne ce qu’on a appelé « la vague verte » aux dernières élections municipales en France – c’est précisément parce que la modalité actuelle des interventions humaines sur son environnement finit par créer de graves problèmes. Ces derniers ont pour noms : pollution dévastatrice, changement climatique, et sixième extinction massive des espèces animales. Face à cela, le remède le plus souvent avancé consisterait à rééquilibrer la balance, à rompre avec une exploitation violente des ressources sur terre et à redonner plus de place à des logiques respectueuses de notre environnement. La conjoncture actuelle nous invite à adhérer spontanément, on le constate, à une représentation positive de la nature. Pourtant, il existe des représentations concurrentes beaucoup plus critiques qui ont leur cohérence et dont l’examen va nous conduite à approfondir la réflexion.

Le poète Charles Baudelaire montre ainsi avec brio qu’on peut être très sceptique au sujet de certaines représentations trop élogieuses de la nature. Voici ce qu’il écrit en1855 à un de ces collègues :                        « Mon cher Desnoyers,                Vous me demandez des vers pour votre petit volume, des vers sur la nature, n’est-ce pas ? Sur les bois, les grands chênes, la verdure, les insectes, — le soleil, sans doute ? Maisvous savez bien que je suis incapable de m’attendrir sur les végétaux, et que mon âme est          rebelle à cette singulière religion nouvelle qui aura toujours, ce me semble, pour tout être    spirituel, je ne sais quoi de shocking. Je ne croirai jamais que l'âme des Dieux habite dans les plantes, et, quand même elle y habiterait, je m’en soucierais médiocrement et considérerais la mienne comme d’un bien plus haut prix que celle des légumes sanctifiés. J’ai même toujours pensé qu’il y avait dans la nature florissante et rajeunie quelque chose d’affligeant de dur, de cruel — un je ne sais quoi qui frise l’impudence. »

Le jugement de Baudelaire, on le voit, est d’une ironie mordante et il se moque, non sans quelques bonnes raisons, d’une « nature » sur laquelle certains s’extasient jusqu’à sombrer dans le ridicule !  Sur la nature, comme sur bien d’autres choses, on se raconte des histoires : l’idée qu’on s’en fait est bien souvent passée dans le creuset de l’imaginaire qui sait si bien donner forme aux fantasmes humains. Plus qu’une réalité objective, la nature semble ainsi être dans bien des cas, un miroir sur lequel l’homme projette ses préoccupations et ses aspirations profondes – parfois, il faut le dire, bien naïves.                                                   

  1. Deux représentations opposées de la nature

Les rapports réels de l’homme avec la nature prennent appui principalement sur deux représentations fantasmatiques qu’il s’agit maintenant de présenter maintenant à gros traits                                                                                                                                                                                       

1) Une nature protectrice. On songe tout d’abord à la figure de la mère Nature, protectrice et englobante à laquelle les hommes ont cru pouvoir longtemps faire confiance. Souvent, comme le souligne Baudelaire, cette idéalisation de la nature va avec une sacralisation. Les religions animistes qui voyaient des forces pourvues d’intentionnalité auxquelles on pouvait adresser des prières un peu partout - dans les forêts, les étendues d’eau et les phénomènes météorologiques - ont proposé ainsi des fables rassurantes et indispensables pour l’équilibre de l’humanité primitive. Cette dernière est restée en effet très longtemps bien impuissante face aux phénomènes naturels les plus inquiétants, tant qu’une connaissance suffisante des lois de la physique et une maîtrise techniques n’étaient pas acquise[ii].  

  • Science moderne, désacralisation, domination technique, exploitation économique.

Quand la rationalité, la science et les technologies se sont développées, la vision animiste de la nature a été progressivement repoussée comme pure fabulation et superstition. On le voit dans l’antiquité chez Epicure[iii] chez bien des penseurs présocratiques et des philosophes, qui rejettent en chœur l’idée d’une nature pourvue de pouvoirs extraordinaires. Il est vrai toutefois que ces penseurs continuent de penser globalement que la nature reste un bon guide en morale. C’est bien plus tard, en gros au XVII siècle, que la science moderne va rompre définitivement avec toute représentation encore méliorative et imposer le modèle d’une nature nettoyée de toute trace des idées de l’âge préscientifique. Descartes écrit ainsi dans Le monde ou traité de la lumière : « sachez donc, premièrement, que par nature, je n’entends point quelque déesse, ou quelque sorte de puissance imaginaire ; mais que je me sers de ce mot pour désigner la matière même. »[iv]                                                                                                                

Descartes réduit ainsi la nature à cette matière inerte que la physique et la mécanique permettent de parfaitement appréhender et que l’humanité, grâce à la technique, peut modeler selon son bon plaisir. Grâce à la science moderne, les hommes pourront devenir selon Descartes « comme maîtres et possesseurs de la nature »[v]. La suite lui a donné, en grande partie, raison. Mais, en désirant rompre de façon certes légitime avec une vision préscientifique qui attribue trop de pouvoir à la nature, on est tombé dans une vision pauvre, dévitalisée et simplement mécanique de la nature : cette dernière devient une sorte de pâte à modeler dans les mains froides et puissantes d’une technique et, très vite, d’un système économique qui vont, tous les deux devenir, de vraies menaces pour la plupart des vivants sur terre. Cette représentation fictive d’un monde censé être divisée en une nature matérielle et une humanité toute puissante a, en effet, préparé le terrain à un scénario d’exploitation sans précédent de la biosphère par les humains. C’est ainsi que le philosophe et universitaire américain Jason W. Moore[vi] estime qu’en réalité, «  Le capitalisme n’est pas une société qui exploite la nature » mais bien plutôt une manière violente de régir un monde fondée sur la croyance tout à fait idéologique en une séparation pratique et intellectuelle d’une société humaine d’une part et d’une nature matérielle d’autre part.

Conclusion                                                     

Les deux représentations opposées de la nature que nous avons examinées continuent de parler à beaucoup de personnes, même si elles sont évidemment fausses, car elles entrent encore en résonance avec des aspirations toujours présentes dans l’âme humaine. Le désir de se rassurer s’incarne ainsi dans la vision préscientifique et le désir de domination joue tout son rôle dans la représentation mortifère que les modernes se font de la nature. Dans la prochaine émission de l’été – celle du dimanche 23 août - nous nous demanderons comment la pensée contemporaine, consciente des nouveaux défis écologiques à relever, envisage de façon très critique et bien plus réaliste la notion de nature.  

Références musicales :                                                                                                                                                           Virgules musicales 1 et 3 extraites de l’album des jazzmen : Archie Shepp et Haran Parlan : Goin’ Home      Virgule musicale 2 : extrait de la chanson : « Ma maison à la cambrousse » du Très véritable groupe Machin

[i] Voir sur cette distinction Aristote : La physique, livre II.

[ii] Bergson : Les deux sources de la morale et de la religion, notamment sur la fabulation au chap. II.

[iii] Epicure : Lettre à Hérodote, Lettre à Pythoclès et Lettre à Ménécée.

[iv] Descartes, le monde ou traité de la lumière, un des essais qui devaient prolonger Le discours de la méthode. Il a été publié à titre posthume, Descartes craignant la censure car il s’y déclare en accord avec diverses thèses de Galilée qui ont été officiellement condamnées par L’église catholique.

[v] Descartes, Le discours de la méthode, sixième partie.

[vi] Sous la direction de Jason W. Moore : Anthropocene or capitalocene ? Nature, history and crisis of capitalism (2016).

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