L'Instant Philo : Mensonges et sincérité

06 juin 2021 à 11h19 - 1513 vues
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Mensonges et sincérité

Mensonge et sincérité                                                                                                   L’instant philo                                                                     Emission du 13/12/2020

  1. Une confusion fréquente.

Quel est le contraire du mensonge ? La vérité ! Telle est la réponse spontanée qu’on obtient le plus souvent lorsqu’on pose la question.   

Pourtant, le dictionnaire nous indique clairement qu’il n’en est rien. Le terme opposé au mensonge est en effet la sincérité ou encore la franchise. La vérité se définit habituellement par l’accord de la pensée avec le réel. En clair, je suis dans le vrai lorsque ma représentation des choses correspond à ce qui existe. La sincérité elle, est un accord de notre discours avec notre pensée. On est franc quand on dit ce qu’on pense. Toutefois quand on dit ce qu’on pense, on peut être dans l’erreur qui est le contraire du vrai. Et si on est pris en flagrant délit de propagation involontaire de quelque chose de faux, on peut préciser qu’on ne cherchait pas à tromper les autres mais simplement qu’on se trompait. On était dans l’ignorance et non dans le désir de manipuler. On le voit : une chose est donc la sincérité, autre chose la vérité. Une chose est le mensonge, autre chose l’erreur. Vérité et erreur désignent la qualité d’un discours qui porte sur la connaissance du réel et relèvent d’un jugement scientifique. Mensonge et sincérité appellent plutôt un jugement moral. On condamne la tromperie et on fait l’éloge de la franchise. Nous avons donc affaire à deux couples de notions qui décrivent des réalités de nature différente. Cette confusion qui nous conduit à considérer la vérité comme l’opposé du mensonge semble donc clairement sans aucun fondement.

Pourtant, cette confusion est si courante qu’il y a de quoi s’interroger. D’autant que le langage ordinaire persiste et signe dans le brouillage des frontières. Le contraire de la vérité est en effet la fausseté mais cette dernière, comme on le sait, désigne autant le caractère de ce qui est erroné qu’une attitude hypocrite et manipulatrice qui manifeste bien une absence de sincérité. Quelqu’un à qui on ne fait pas confiance, on dit bien de lui qu’il est « faux »  Cette confusion persistante peut-elle nous apprendre quelque chose ? C’est ce que nous aimerions examiner. N’aurait-il pas, en effet, parfois quelque chose de faux dans la sincérité ? Et inversement, n’y aurait-il, dans certains cas, une profondeur et vraie humanité dans le mensonge ?

  1. L’ambivalence du mensonge et de la sincérité.

La morale commune considère habituellement que la sincérité est une qualité et le mensonge un défaut tout à fait détestable. Il y a de très bonnes raisons à cela. Encore faut-il faire bien attention à ce qu’une conception erronée de la franchise ne conduise pas à des discours irréfléchis. Etre sincère, c’est dire ce que l’on pense certes mais comme le soulignait Montaigne[i], en son temps : «  Il ne faut pas tout dire, car ce serait sottise. » On connaît tous des personnes qui disent tout ce qui leur passe en tête et c’est souvent pénible, parfois blessant, toujours un peu ridicule. La logorrhée, l’absence de retenue et de pudeur, voire une  agressivité du propos mal contrôlée montrent que la sincérité pour rester une qualité demande à être limitée et réfléchie. Elle ne consiste pas à dire tout ce que l’on pense mais plutôt à penser vraiment tout ce que l’on dit. Si on constate parfois avec honte que nos paroles ont dépassé notre pensée, c’est que la vraie sincérité ne doit pas être confondue avec ces discours que nos passions en général et, une spontanéité mal inspirée, en particulier, nous font tenir de façon dommageable.

Montaigne ajoutait : «  Il ne faut pas dire tout ce que l’on pense car ce serait sottise : mais ce que l’on dit, il faut qu’il soit tel qu’on le pense, autrement c’est méchanceté. » L’absence de sincérité est donc pour lui condamnable. Le philosophe Emmanuel Kant va également dans ce sens : «  La plus grande transgression du devoir de l’homme envers lui-même comme être moral (…) est le contraire de la véracité : le mensonge. [ii]» affirme-t-il. « Tu ne mentiras point ! » est présenté comme un impératif absolu. Un devoir moral inconditionnel. Cette position intransigeante ne manque pas de panache. Elle est d’ailleurs partagée par beaucoup. Cependant une telle posture morale pose problème. Dans certaines situations, il est préférable de mentir plutôt que de dire la vérité. Quand un individu poursuivi par des forces de l’ordre mal intentionnées dans une dictature impitoyable, se réfugie dans votre maison, faut-il avouer aux poursuivants par souci d’être sincère, qu’il s’est caché chez vous ? Kant estime c’est un devoir absolu en toute circonstance d’éviter le mensonge. Si on ne veut pas dénoncer la personne qui fuit les persécutions, il suffirait, estime-t-il, de refuser de répondre. On se doute bien que cette attitude silencieuse n’est pas protectrice car elle revient à signaler indirectement la présence du fuyard. Le mensonge semble alors la solution la plus acceptable moralement. La sincérité ne peut ainsi être un devoir absolu dans un monde où le mal et la violence sont bien présents. Il arrive en effet que deux impératifs moraux rentrent en conflit. C’est bien le cas dans la situation que nous venons de décrire. Et il faut savoir alors relativiser la valeur de la sincérité, faire passer avant elle le devoir supérieur de protéger une vie humaine et refuser ainsi d’être complice d’une persécution injuste. La sagesse pratique à laquelle il semble indispensable de faire appel ici consiste à éviter le pire et à faire au mieux. Elle s’oppose à l’intransigeance de la morale du devoir absolu qui croit que nous vivons dans le meilleur des mondes possibles. Faire de ses principes moraux l’alpha et l’oméga de l’éthique sans tenir compte des situations concrètes parfois dramatiques qui se présentent à nous est même immoral. Vladimir Jankélévitch à la lumière des tragédies du XXème siècle, prend clairement partie sur cette question. Il déclare ainsi : «  Malheur à ceux qui mettent au-dessus de l’amour, la vérité criminelle de la délation. Malheur aux brutes qui disent toujours la vérité.[iii] »  

Valoriser la franchise et se méfier des menteurs n’exclut pas qu’il arrive, on vient de le voir, dans certains cas que la sincérité soit criminelle et le mensonge salutaire. Pour corriger alors ce qu’il peut y avoir de faux dans la franchise et faire apparaître ce qu’il y a de vrai humainement dans le mensonge, nous avons le remède d’une sensibilité morale avec, par exemple, ces scrupules[iv] qui nous avertissent de la complexité des situations et savent nous détourner des positions de principe qui sont souvent aveugles au tragique de l’existence.

  1. Au-delà de la sincérité et du mensonge : la lucidité et l’inconscient ?

Sincérité et mensonge, ont un rôle à tenir aussi dans la conscience de soi. On croît parfois que l’expression sincère de nos pensées permet d’accéder immédiatement à notre vérité personnelle. On fait de la spontanéité et de la franchise les moyens d’être authentiquement soi-même.  Se réaliser consisterait à suivre les indications qu’on peut tirer des états d’âme et pensées auxquelles notre conscience nous donne accès de façon privilégiée.

A vrai dire, force est de constater que la lucidité implique un travail sur soi qui la distingue de la simple sincérité. La sincérité dont on attend parfois qu’elle soit éclairante peut être finalement trompeuse. On constate, en effet, qu’on peut se raconter des histoires, se cacher des vérités et même se mentir à soi-même. C’est le cas dans la mauvaise foi. Mais aussi dans certaines formes de déni qui apparaissent quand quelque chose nous semblent insupportable ou encore incompatible avec l’idée qu’on se fait de soi-même et des relations que nous avons aux autres et, de façon générale ou encore avec la conception de ce qu’une personne humaine devrait être. Si la lucidité nous paraît si précieuse, c’est qu’elle réside dans le courage de voir les choses telles qu’elles sont. La sincérité ne permet pas toujours d’y arriver. La lucidité cherche ainsi à unir sincérité et vérité : elle est la force morale qui cherche à nous éclairer sur la réalité humaine et à dissiper tout cet imaginaire dans lequel nous nous complaisons, même quand cela est difficile.

Parmi les obstacles qui font parfois de la sincérité une ennemie de nos aspirations les plus profondes, il y a le fait aussi qu’une bonne partie de nos pensées nous échappent. Tout un versant de notre personnalité qui s’est construite pendant notre enfance où nous avons intériorisé un certain nombre de scénarios, de représentations et de sentiments, nous reste inconnue. C’est ce que Freud appelle l’inconscient. Si on accepte cette hypothèse, on comprend mieux que la sincérité qui s’appuie en toute confiance sur les informations incomplètes de la conscience, puisse être fallacieuse. On constate parfois, non sans regret, que certaines décisions prises en toute spontanéité ne correspondent finalement pas du tout à ce que nous désirons vraiment. Nous jouons parfois sur la grande scène du monde, sans nous en apercevoir, des personnages bien éloignés de notre vraie personnalité.

Seule la lucidité rend possible l’accès à une plus grande authenticité où l’on tente de ne plus se raconter d’histoire. Mais cela suppose efforts, retour sur soi, mise à distance de ces affects et de certaines représentations, patience et courage. Enfin, considération qui a toute son importance, ce serait se mentir que de croire qu’il existe une vérité personnelle posée une fois pour toute. Aussi quand on a le sentiment de s’être enfin trouvé, mieux vaut continuer à avancer et à chercher, si on ne désire pas se perdre.

Didier Guilliomet

Références musicales

Capitol K :  Pillow, City, God Ohm, morceaux tirés de l’Album : Island row (2005)

 

[i] Montaigne : Essais

[ii] Kant : La métaphysique des mœurs, Doctrine de la vertu.

[iii] Vladimir Jankélévitch : Traité des vertus. La sincérité.

[iv] Voir sur ce sujet l’ouvrage d’Eric Douchin : Scrupules et conscience morale. Ed. de L’harmattan, 1995.

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