L'Instant Philo : Quelle définition de la nature pour une philosophie de l'écologie ?

06 juin 2021 à 11h16 - 1386 vues
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L’instant Philo                                                                 Emission du 23 août 2020                                                                                  

                       Quelle définition de la nature pour une philosophie de l’écologie ?

Face à la crise écologique, la pensée contemporaine est confrontée à un vrai dilemme. D’un côté, elle voit bien que sous le nom de nature, les hommes dans la culture occidentale se sont forgé des représentations qui parlent souvent plus de ce qui les préoccupe que de l’univers dans lequel ils sont objectivement placés. Faut-il dès lors déconstruire cette notion de nature et l’abandonner comme le suggèrent certains auteurs ? Mais, d’un autre côté, comment lutter efficacement pour la préservation de la nature si on renonce à donner quelque crédit à cette expression ? Il faut espérer alors qu’au-delà de l’opposition entre la nature naïvement idéalisée des anciens et l’image que s’en font les modernes qui estiment que la nature est vouée jusqu’à l’épuisement à l’exploitation et à l’extraction de ses ressources, une autre représentation plus réaliste surgisse. Une représentation qui permettrait d’envisager un rapport plus équilibré entre les hommes et leur planète et qui détournerait  l’humanité de ses fantasmes de domination pour la replacer dans l’ensemble des vivants.

  1. Des raisons de renoncer à cette notion de nature

1) Une nature vulnérable ?

En projetant sur la nature, lors de la naissance de la science moderne, notre désir de toute puissance, nous avons déréglé toutes nos relations au monde. Certaines erreurs de jugement finissent, en effet, parfois par produire dans le réel des dysfonctionnements majeurs – surtout lorsqu’elles concernent les conditions de la vie sur terre. C’est pourquoi chez quelques penseurs de l’écologie, une représentation de la nature affaiblie et vulnérable que les hommes doivent soigner et protéger est apparue. Tout se passe comme si la mère nature protectrice des anciens s’était, sous les coups de boutoir de la modernité qui l’a fait tomber brutalement de son piédestal, transformée en une vieille femme fragile qu’il faut aider à avancer dans l’existence. Les visions les plus catastrophistes donnent même le sentiment inquiétant d’être au chevet d’une nature agonisante. Inversement, l’homme, aveuglé qu’il est par ses fantasmes d’espèce dominante, semble se transformer en prédateur impitoyable. Et même, d’une certaine façon, en parasite peu conscient visiblement d’épuiser la terre dont il se nourrit.

2) Anthropomorphisme et anthropocentrisme

Mais, quand nous concevons la nature à la manière d’une mère nourricière ou d’une personne diminuée et vulnérable nous cédons à l’anthropomorphisme - cette tendance à donner systématiquement une forme humaine à ce qui n’est pas humain. Et en même temps dans cette représentation, quand on considère l’être humain comme un enfant docile, comme un exploitant sans vergogne ou encore comme un infirmier au chevet d’une patiente, non seulement il est situé à l’extérieur de la nature mais on lui confie également alors un rôle central.

 

 

 

  1. Une doctrine alternative : Spinoza.

S’il y a bien un penseur qui permet de lutter contre le dualisme – la conception selon laquelle le monde est divisé en deux domaines distincts : la société humaine d’une part, et la nature matérielle, d’autre part  - et de batailler contre l’anthropocentrisme - cette tendance narcissique de l’humanité à se placer toujours au centre, c’est bien Spinoza. Ce philosophe du XVIIème siècle propose en effet une doctrine alternative à celle de Descartes dont il connaît très bien la pensée. Et Spinoza assurément est une des grandes sources d’inspiration des contemporains qui cherchent à renouveler la conception de la nature.   

Contre le dualisme tout d’abord, Spinoza pense la nature comme un grand tout dans lequel tout être vit, se développe et s’affirme. Deus sive nature. La formule latine peut être traduite ainsi : « Dieu et la nature c’est la même chose » – autrement dit ;  tout existe dans une unité irréfragable. La distinction par exemple entre corps et âme ne constitue pas, pour Spinoza, une différence de nature mais elle cache au contraire une vraie unité. Il estime en effet que l’âme n’est rien d’autre que l’idée du corps.[i]

Cette unité profonde du réel a pour conséquence non seulement de récuser toute différence de nature entre les humains et les autres existants mais aussi de repousser avec force tout anthropocentrisme.

«  L’homme n’est pas un empire dans un empire » rappelle Spinoza[ii]. Il n’existe qu’une réalité : la nature dont l’humanité fait partie intégrante. Aussi faut-il dénoncer comme faux tout récit qui placerait l’homme au centre de la création et qui exalterait son pouvoir et sa domination sur une nature qui lui serait complétement soumise. S’il reste pertinent et utile pour Spinoza de parler de législations politiques et de lois morales, il ne faut toutefois jamais oublier que ces réalités humaines relèvent comme toutes choses « des lois et règles universelles de la nature ».                                                                                                                                                 

Enfin, Spinoza dans son œuvre principale L’éthique met l’accent sur une physique du corps[iii] ainsi que sur une vision dynamique du vivant défini comme un conatus. Ce terme latin de conatus désigne l’effort que font tous les vivants pour persévérer dans leur être[iv]. Spinoza n’adhère donc pas à la représentation d’une nature réduite à de la matière inerte mais il fait déjà un pas, en son temps, vers une démarche scientifique que, plus tard, un savant comme Lamarck appellera la biologie qui désigne littéralement la science du vivant[v]

  1. Position contemporaine du problème.

Actuellement, nombreux sont les penseurs de Bruno Latour[vi] à Philippe Descola[vii] en passant par Baptiste Morizot[viii] à suivre la voie ouverte par Spinoza d’une philosophie du vivant qui fait tomber la frontière entre culture et nature. Catherine et Raphaël Larrère dans un essai publié en 2018 : Penser et agir avec la nature propose une bonne synthèse de l’état de la question. J’aimerais lire deux extraits particulièrement éclairants de leur ouvrage. Le premier passage  montre que la vision actuelle de la notion de nature peut s’inspirer également de la pensée de Jean Jacques Rousseau. Voici l’extrait :

«  A partir du moment où l’on comprend que nature et société ne sont pas étanches, une autre interprétation est envisageable qui lie au contraire les rapports à la nature et les rapports entre les hommes. Elle peut se réclamer (…) de Rousseau. Critique des rapports de domination entre les hommes, celui-ci prend bien soin de ne jamais présenter le rapport des hommes à la nature comme un rapport de domination. Au début de son ouvrage Emile ou de l’éducation, il reproche aux hommes leur tendance à « forcer » la terre à se plier à leurs désirs. » Dans son roman épistolaire : Julie ou la nouvelle Héloïse, « La maxime du jardin de Julie –   «  la nature a tout fait mais sous ma direction » - est celle du pilotage, d’une collaboration, pas d’une domination. Dès lors, l’idée avancée au début du Contrat social selon laquelle un homme qui en opprime un autre ne peut être libre, est transposable aux rapports à la nature : comment pourrions-nous être libres dans une nature dominée ? »  

Conclusion :

Enfin, l’ouvrage de Catherine et Raphaël Larrère se terminent sur ces lignes  qui soulignent l’importance de l’écologie politique : « C’est au sein du dualisme occidental, celui de la nature et de la société, qu’ont d’abord été formulés les problèmes de philosophie environnementale. Tant qu’elle est restée prisonnière du dualisme, celle-ci s’est enfermée dans le conflit entre philosophie de la nature et philosophie de l’histoire. Sortir de ce conflit, ce n’est pas opter pour l’une ou l’autre philosophie, ni tenter une impossible synthèse mais bien élaborer une philosophie de l’action : comprendre l’agir environnemental comme un agir politique. »

Assurément une des actions importantes de cette philosophie consiste à enseigner à l’humain à se replacer comme un vivant parmi tous les autres au sein de la biosphère dans le respect des écosystèmes et de la biodiversité. En somme, il faut inviter l’homme à « se décentrer » comme le chante fort bien Dominique A que nous allons maintenant écouter.

 

 

 

 

 

Références musicales de l’émission.                                                                                                                                                       Virgules musicales 1 et 2 extraites de l’album de Charles Mingus : The clown (1957)                                     Morceau final : Dominique A : « Se décentrer » tiré de l’album : Toute latitude (2018)

[i] Spinoza : Ethique, Deuxième partie, proposition XIII.

[ii] Spinoza : Ethique, troisième partie, préface.

[iii] Spinoza, Ethique, deuxième partie, proposition XIII, scolie.

[iv] Spinoza, Ethique, troisième partie, proposition VI à IX.

[v] Jean-Baptiste de Lamarck : Recherches sur l’organisation des corps vivants, 1802.

[vi] Bruno Latour : Où atterrir ? Comment s’orienter en politique ? 2017

[vii] Philippe Descola : Par-delà nature et culture, 2005

[viii] Baptiste Morizot : Manières d’être vivant, 2020.

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