L'instant philo : émission du 28 09 2025
La magie et la technique
A. Magie et technique : un rapport paradoxal ?
1. Première acception du terme « magie » : l’activité de l’illusionniste.
Rapprocher la magie de la technique peut paraître à première vue paradoxal, voire incongru. La technique, un des piliers du progrès humain, peut-elle être en effet sérieusement comparée avec cette magie que l’on trouve dans des spectacles de cirques ou de music-hall ? Certes, derrière les numéros d’illusionnistes comme Houdini ou de médiums hypnotiseurs comme Messmer, il y a quelques « trucs », c’est-à-dire des techniques subtiles qui sont faites pour nous tromper et nous émerveiller. Le film de Christopher Nolan Le prestige décrit bien la manière dont les tours de magie sont techniquement élaborés. Mais cela suffit-il pour mettre dans le même sac magie et technique ? Evidemment non.
2. 2. Seconde acception : la fiction.
La magie ne renvoie pas qu’à l’art des illusionnistes, elle est aussi très appréciée actuellement dans les œuvres fantastiques. Une autre objection, dès lors, peut être formulée contre ce parallèle que nous désirons établir : n’est-il pas franchement ridicule, en effet, de supposer une proximité de nature entre, d’une part, des productions techniques qui ont très concrètement changé l’histoire des hommes et, d’autre part, les création de notre imagination qui nous entretiennent d’anneaux magiques ou des aventures d’Harry Potter ?
3. Signification anthropologique de la magie
Pourtant, subsiste en nous une étrange fascination pour les pratiques magiques. C’est que la magie a été pendant très longtemps – et c’est loin d’être fini - toute autre chose qu’un simple numéro de cirque ou qu’un ingrédient très vendeur pour la littérature fantastique. Les devins, les marabouts, les sorciers, les chamans ont eu pendant très longtemps une place de choix dans toutes les civilisations. Dans l’antiquité, les grecs avaient leur Pythie, les romains leur Sybille, les perses leurs mages, les gaulois leur druide. Et plus proche de nous, les sioux leur sorciers, le royaume du Bénin le centre de la magie noire à Porto Novo et les tzars russes leur Raspoutine. Cette croyance dans des pratiques magico-religieuses est encore présente, comme nous le rappelle avec force les ethnologues, parfois même dans notre propre pays. C’est ainsi que dans un ouvrage de 1977 devenu un classique, Les Mots, la Mort, les Sorts, La Sorcellerie dans le bocage, l’ethnologue Jeanne Favret-Saada a décrit des pratiques de sorcellerie qu’elle a pu observer en Mayenne. La magie est ainsi une réalité anthropologique qui a marqué l’histoire et n’a pas complétement disparu. La fascination que nous avons pour les numéros de magicien et les histoires de sorcellerie prend sûrement sa source dans une mémoire collective où les pratiques magico-religieuses de nos ancêtres ont laissé leurs empreintes. Une petite musique résonne toujours en nous qui en témoigne :
B. Magie et technique : deux sœurs ennemies ?
1) Comment les trois significations du terme peuvent coexister
Notre réticence à comparer technique et magie tient à ce qu’on occulte le fait que cette dernière a eu une place si importante dans le passé. Il est vrai qu’avec l’avancée des sciences et la plus grande maîtrise technique de la nature qui en découle, le crédit accordé aux pratiques magiques a été en grande partie sapé. On s’accorde dorénavant à voir dans les anciens rituels magiques un ensemble de procédés qui donnaient le sentiment rassurant d’avoir un certain pouvoir et une sorte de maîtrise face à des phénomènes et des situations dont les causes étaient méconnues. Les humains faisaient alors l’hypothèse de forces cachées de la nature sur lesquelles certains initiés étaient capables d’agir. La magie a été ainsi pendant très longtemps une croyance qui permettait aux hommes de ne pas se sentir désespérément démunis face à des évènements naturels qu’ils ne comprenaient pas. Quand les lois de la nature ont été mieux comprises et qu’il a été possible de s’en inspirer pour créer des techniques efficaces, la magie a perdu en grande partie sa raison d’être. Elle est devenue un ensemble de pratiques placées du côté de la superstition, une activité qui permet à des illusionnistes de présenter au public des numéros divertissants, enfin un thème très populaire dans les romans, les séries ou les films fantastiques où l’on raffole de tout personnage pourvu de dons extraordinaires. Comme c’est à partir de ce qu’est devenue majoritairement la magie que nous avons tendance à en juger, nous en minimisons l’importance et ne voyons plus ces liens avec la technique. Mais l’intérêt que nous portons à des formes dérivées et distrayantes des anciennes pratiques magiques montre que malgré tout, ces pratiques restent dans l’inconscient collectif. Le rapport que nous entretenons à la magie dans nos sociétés technologiquement avancées, est plus complexe, plus ambivalent et plus profond qu’on ne se l’avoue. Comment expliquer cela ?
2) La proximité fonctionnelle de la magie et de la technique
a) Première approche
Si les progrès techniques ont chassé la magie de sa place centrale au sein des sociétés, n’est-ce pas, pour utiliser une métaphore, parce que magie et technique sont des réalités de la même famille mais qui se comportent toutefois très souvent comme des sœurs ennemies ? Elles ont, en effet, des fonctions et des rôles sociaux si proches que le succès de l’une fait de l’ombre à l’autre. Pourquoi, par exemple, faire appel à des rituels ésotériques aux résultats aléatoires pour que la récolte soit bonne ou pour se soigner quand une connaissance des lois de la nature a permis de développer des techniques agricoles et médicales efficaces ? Et corrélativement, on le voit, l’insuccès de l’une peut restaurer le prestige de l’autre. C’est pourquoi quand l’efficacité technique trouve ses limites, la magie peut redevenir attrayante. Un individu malade qui constate que la médecine reste impuissante à le soulager et à le soigner, n’hésitera pas longtemps, en désespoir de cause, à se rendre chez un magnétiseur ou chez un quelconque guérisseur aux pratiques mystérieuses. Et les personnes placées dans des situations qui semblent sans issue se mettent parfois spontanément, alors qu’elles n’étaient pas spécialement pieuses, à faire des prières et d’étranges incantations pour tenter de changer la donne, éventuellement à consulter voyantes ou médiums. Ce qui rapproche ainsi magie et technique, c’est qu’elles se présentent toutes deux comme des manières d’agir efficacement sur la nature en vue d’obtenir un résultat précis.
b) Définitions
Précisons cela. La technique, selon la définition du philosophe André Lalande, est l’ensemble des moyens bien définis et transmissibles destinés à produire des résultats jugés utiles. La magie peut être définie de façon assez similaire : elle désigne, en effet, l’ensemble des moyens souvent assez mal définis et transmissibles aux seuls initiés, destinés, comme c’est le cas de la technique, à produire des résultats jugés utiles. Technique et magie visent donc le même but mais les procédés pour y arriver diffèrent. Alors que les outils, méthodes et machines employés par un technicien ou un artisan sont bien déterminés et peuvent être expliqués et transmis, on remarque qu’un magicien ou un sorcier étonne le plus souvent avec les potions, formules et simagrées mystérieuses et souvent incompréhensibles qu’ils mobilisent. Les ouvrages de vulgarisation technologique sont légion et n’ont d’autre ambition que de transmettre des savoir-faire déjà expérimentés. Les livres de sorcellerie sont eux plus rares et réservés aux initiés – c’est-à-dire ésotériques. Ce sont des ouvrages qui ensuite prétendent ouvrir la porte à des pouvoirs cachés et extraordinaires, comme en témoigne l’appellation de « Clé de Salomon » attribué au moyen âge à divers grimoires de magie. Enfin, l’efficacité de la magie est sujette à caution alors qu’une technique bien maîtrisée est fiable. Le marabout ou le devin peuvent toujours invoquer l’intervention d’une force qui contrarie les procédés magiques quand ça ne marche pas. Mais à force d’insuccès ou de résultats aléatoires, la magie a fini logiquement pas être supplantée par des techniques que les progrès scientifiques ont rendu très performantes.
c) Quelques conclusions
La magie se présente donc comme une pseudo-technique : elle a en commun avec la technique – le même but utilitaire, la même prétention de pouvoir agir efficacement sur la nature, le même souci de mobiliser des moyens. Mais elle s’en distingue par un manque d’efficacité, de rationalité dans le déploiement des moyens et par une prétention démesurée à trouver des solutions à tout qu’elle cache derrière les habits du sacré dans un contexte où l’ignorance des hommes les rend crédules. Il ne s’agit pas, en effet, de regarder avec mépris toutes ses générations passées qui ont cru à ces pratiques qu’on juge maintenant superstitieuses. Faute d’avoir une connaissance des lois de la nature, les hommes pour éviter le désarroi que peut provoquer un sentiment d’impuissance ont produit cette fable d’une maîtrise des choses passant justement par la magie. Pour Bergson, cette fabulation a été tout à fait vitale pour lutter contre une dépression qui aurait pu être néfaste pour notre espèce. La magie a été aussi un creuset où de vraies techniques se sont élaborées. On sait que les sorciers et guérisseurs finissaient par acquérir une vraie connaissance des plantes et des éléments qui leur permettaient de proposer des remèdes efficaces. L’alchimie qui cherchait à produire une transmutation des métaux est souvent présentée comme une proto-science, c’est-à-dire une pratique qui va aboutir, à force de manipulation de la matière, à donner naissance à la chimie. Les pratiques magiques ont ainsi préparé l’avènement des sciences et des techniques modernes qui vont finalement les remplacer.
C. Les technologies et le retour à la mentalité magique
1. Même fonction et même défaut ?
Magie et technique ont, à bien des égards, des destins mêlés. Elles se présentent comme deux réalités qui, chacune, ont en commun bien des caractères, c’est-à-dire des qualités mais aussi, il faut le souligner, des défauts. Les technologies, fortes de leur succès incroyable, peuvent nourrir, elles aussi, le sentiment délirant qu’on peut avoir réponse à tout et qu’il est possible de repousser les limites de l’humanité. Certains estiment qu’il serait possible de vaincre la mort sans avoir à se baigner dans la fontaine de jouvence, que nous allons pouvoir transformer l’espèce humaine en prenant le rôle que la nature avait jusqu’à présent dans le processus évolutif, bref que tous nos problèmes et notre vie elle-même pourront être pris en charge efficacement grâce à nos technologies. En somme, notre perception du pouvoir technologique se teinte de considérations magico-religieuses. Les technologies contemporaines en se substituant aux pratiques magiques ancestrales n’ont pas tourné la page au fantasme de la toute-puissance auquel le sorcier, le mage et le marabout fournissent une figure emblématique. On assiste ainsi à un retour à la mentalité magico-religieuse.
2. Attitude arrogante du magicien versus humilité du religieux
Pour saisir pourquoi la figure du magicien et du sorcier symbolise le désir de tout contrôler, il suffit d’examiner leur attitude bien différente de celle du religieux. Les religions invitent à l’humilité et au respect face au sacré qui le dépasse : le croyant qui prie, s’incline, reste souvent silencieux, baisse la tête. Les sorciers restent debout quand ils sont en action. Avec leur baguette dressée et souvent menaçante, ils donnent des ordres et cherche à maîtriser la nature en déclamant à haute voix des formules mystérieuses. Leur comportement manifeste un sentiment de supériorité, voire d’arrogance, face aux éléments qui doivent se plier à leurs injonctions.
Pourquoi ce succès actuel pour le thème de la sorcellerie et de la magie dans les œuvres de fictions : qu’on songe à Harry Potter et à des séries comme Charmed, le livre perdu des sortilèges, les nouvelles aventures de Sabrina, Mother land - fort Salem, etc. ? On peut faire l’hypothèse que l’engouement pour ces personnages aux pouvoirs extraordinaires vient de c’est qu’ils flattent et confortent le sentiment de toute-puissance que le succès foudroyant et rapide de nos technologies peut faire naître en nous. Ils ne sont sans doute pas que des figures sympathiquement distrayantes car ils symbolisent aussi une certaine démesure de notre civilisation technologique qui se croit parfois capable de tout maîtriser.
3. Conclusion
Reste que ce délire de la présomption s’accompagne souvent de la peur d’être dépassé par ce que l’on a créé : les progrès considérables de l’intelligence artificielle, la convergence de diverses technologies mais aussi toutes les conséquences écologiques de notre développement technique nourrissent les pires dystopies. Pour le coup, il est à craindre qu’à force de se prendre pour des magiciens tout puissants, nous soyons devenus surtout des apprentis-sorciers qui risquent d’être de plus en plus dépassés par les forces que nous mettons en œuvre.
Une meilleure connaissance des lois de la nature a, en son temps, ruiné le prestige de la magie ancestrale, peut-être faudra-t-il que les lois de la nature se fassent connaître à nous sous une forme nouvelle pour que nous arrêtions de prêter à nos technologies ces pouvoirs extraordinaires que nous attribuions naguère aux sorciers et magiciens.
Virgules musicales :
- Hedwig’s theme de John Williams
- Et deux morceaux du groupe Igorr : Downgrade desert et Himalaya massive ritual recording