L'Instant Philo : Religion animiste et représentation du monde

06 juin 2021 à 11h22 - 2666 vues
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Religion animiste et représentation du monde

Illustration : MasqueYupik, tribu inuit animiste (Musée du quai Branly) 

Texte de l'émission : 

L’instant philo.                                                                                            Emission du 16 mai 2021

 

                               Religion animiste et représentation du monde  

 

Introduction  

Une bande dessinée originale d’Alessandro Pignocchi intitulée Petit traité d’écologie sauvage  propose en trois tomes une sorte de fable plutôt déconcertante. L’auteur imagine en effet un monde où toute l’humanité s’est convertie à la religion animiste des peuples d’Amazonie pour lesquels « les plantes et les animaux sont considérés comme des partenaires sociaux ordinaires »[i]. Pignocchi imagine ainsi un Donald Trump qui déserte les terrains de golf et les meetings pour se consacrer à l’observation des belettes. Un François Hollande qui fait arrêter son chauffeur, toutes affaires cessantes, pour faire une invocation à l’esprit du hérisson qui vient d’être écrasé involontairement. Enfin, un Vladimir Poutine qui annonce solennellement que le mariage avec des fruits et des plantes sera autorisé. On le constate aisément, cette bande dessinée nous place dans un univers complétement décalé et utopique.

Mais quel intérêt de proposer une telle fiction ? Est-ce seulement une fantaisie faite pour nous distraire ? Et que faut-il entendre précisément par animisme ? Qu’est-ce qu’une telle religion qui nous semble dépassée, désuète et même superstitieuse peut encore nous apprendre ?  L’animisme, avec sa représentation du monde si particulière, peut-elle vraiment nous apporter quelques utiles éclaircissements en ces temps de crise écologique ?

  1. Une définition de l’animisme selon l’anthropologue Philippe Descola.

Pour comprendre les enjeux de ce récit de politique-fiction très étrange que propose Alessandro Pignocchi, quelques précisions sont nécessaires. Ce dessinateur a été très influencé par un disciple de Claude Lévi-Strauss, l’anthropologue Philippe Descola qui a notamment étudié les Achuar, un peuple animiste d’Amazonie.

  • Qu’est-ce que l’animisme ?

 « L’animisme est la propension à détecter chez les non humains – animés ou non animés, c’est-à-dire les oiseaux comme les arbres – une présence, une âme si vous voulez, qui permet dans certaines circonstances de communiquer avec eux. » déclare Philippe Descola. Les animistes estiment ainsi que tous les êtres sur terre partagent une même intériorité constituée de pensées, de désirs, de volonté, de mémoire, etc. En conséquence de quoi demandes, prières et invocations diverses peuvent être adressées indifféremment à un humain, un animal ou à une plante. On peut trouver dans Le seigneur des anneaux, ce roman de Tolkien qui était féru d’histoire des religions et de mythologies, plusieurs illustrations de comportements animistes. A un moment par exemple, les hobbits traversent une forêt dense et dangereuse et ils se retrouvent à négocier et discuter avec des arbres pour trouver une issue favorable.   

  • Une religion dépassée ?

Pour nous de toute évidence, une telle manière de concevoir les choses semble naïve et même superstitieuse. Il est facile et légitime de pointer ici une illusion qui a pour nom anthropomorphisme – c’est-à-dire une propension à accorder à un être qui n’est pas humain une forme et des caractéristiques humaines, en l’occurrence une conscience et une pensée. On comprend d’ailleurs mieux ainsi pourquoi la religion animiste a eu un tel succès : imagine-t-on les hommes préhistoriques face à un monde dont la logique, faute d’avoir les explications scientifiques que nous détenons, leur échappent totalement ? Face à bien des événements terribles et terrifiants, ils font constamment l’expérience de leur ignorance et de leur impuissance et pourraient ainsi sombrer dans un vrai désespoir. Heureusement, le constat désespérant auquel arrive leur intelligence peut être compensé par une fabulation spontanée et protectrice qui les conduit à croire que le monde est peuplé d’êtres finalement semblables à nous auxquels on peut s’adresser. L’animisme donne ainsi le sentiment d’avoir quelque pouvoir et contrôle sur l’ordre des choses. C’est pour nous une conception erronée mais dont on comprend qu’elle ait été indispensable à une période.

  • Animisme versus naturalisme

Descola souligne aussi que l’animisme prend l’exact contrepied de notre conception de la nature qui s’est imposée avec l’avènement de la science moderne au XVIIéme siècle. En effet, du point de vue de ce qu’il nomme le « naturalisme, nous estimons spontanément qu’il y a discontinuité entre nous, humains, qui sommes des êtres pensants pourvus d’une culture et tous les autres êtres qui forment ce que l’on nomme « la nature » : à savoir animaux, végétaux et minéraux qui n’ont pas la riche intériorité qui est la nôtre. Ensuite notre vision naturaliste nous invite à penser qu’il y a une  vraie continuité entre tous les corps organiques et inorganiques  alors que le second caractère qui définit l’animisme, précise Descola, est que chaque être est différent physiquement et « compose son monde en fonction de ses dispositions corporelles »[ii].

Pour Philippe Descola, le concept de « nature » tel que nous le connaissons est une construction théorique assez récente. C’est une notion artificielle et même source de grands problèmes dont il fait la critique notamment dans son ouvrage Par-delà nature et culture. Le naturalisme en effet est la représentation qui porte et justifie l’exploitation technologique et économique violente par les humains, seuls êtres vivants censées être pourvus d’une culture et d’une intériorité, des ressources de notre planète terre réduite à une nature matérielle dont on se croit autorisé de faire ce que l’on veut. Les crises écologiques et sanitaires actuelles manifestent l’insuffisance et même la nocivité de cette vision du monde.

  • Un animisme restauré ?

L’intérêt de la religion animiste qui prend en égale considération l’ensemble des êtres vivants est de proposer une représentation alternative du monde et de permettre ainsi de prendre de la distance avec notre conception naturaliste. Il est vrai que des pratiques chamaniques, animistes et même magiques reviennent cycliquement à la mode souvent de façon confuse mais elles peuvent aussi influencer toute une pensée rationnelle et critique qui, sans y adhérer naïvement, y trouvent une source d’inspiration pour envisager de nouveaux modes d’existence humaine plus en harmonie avec une biosphère dans laquelle nous sommes des acteurs parmi tant d’autres. C’est ainsi que Descola déclare que son séjour chez les Achuar fut pour lui une vraie révélation. Il écrit : « Les femmes Achuar traitent les plantes comme si c’étaient des enfants. Et les chasseurs traitent les animaux comme si c’étaient leurs beaux-frères (…) Voir les Achuar traiter les plantes et les animaux comme des personnes m’a bouleversé : ce que j’ai d’abord considéré comme une croyance était en réalité une manière d’être au monde, qui se combinait avec des savoirs faire techniques, agronomiques, botaniques, éthologiques très élaborés. » [iii]  

  1. Les leçons qu’on peut tirer de la religion animiste.

 

  • Diversité des religions

De l’examen de la religion animiste, on peut tirer quelques leçons. Tout d’abord, son existence sur tous les continents nous rappelle que la religion peut prendre des formes très diverses. Comme le totémisme et même le bouddhisme, la religion animiste se développe en effet sans la notion de Dieu transcendant. Le philosophe Auguste Comte souligne d’ailleurs que l’animisme – qu’il nomme fétichisme – est une des premières formes de religion dont la spécificité est aussi de chercher à appréhender le réel sans tenter de s’en détacher ni de le fuir dans un au-delà. La religion animiste reste les pieds sur terre et donne le goût de l’observation du monde d’ici-bas qui est le seul. Pour Auguste Comte, c’est déjà un premier pas, certes maladroit, vers le savoir : mieux vaut se tromper sur le monde que d’en inventer un autre. Bon antidote en tout cas au naturalisme dont nous avons parlé qui s’est épanoui logiquement  à l’ombre d’un monothéisme qui dévalorise la vie sur terre en estimant que le royaume de Dieu n’est pas de ce monde.

  • Un autre rapport au monde des vivants

Philippe Descola souligne aussi que les pratiques techniques et politiques dépendent de la représentation que l’on se fait du rapport entre humains et non humains. Quand on estime que les non humains sont des êtres inférieurs dont on peut faire ce que l’on veut, les sols, les plantes et les animaux d’élevage sont traités de façon frontale avec brutalité et en bloc. L’évolution de la céréaliculture et de l’élevage industriel est accablante à cet égard. Mais dès qu’on estime que les non humains sont à prendre en considération, des pratiques alternatives plus respectueuses des sols, des animaux et des plantes sont présentes comme dans la permaculture ou dans des formes d’élevage traditionnel en Mélanésie. Enfin, la sagesse des indiens Achuar qui limitent volontairement leur production quand ils cultivent la terre, pour ne pas l’épuiser mais aussi parce qu’ils ne cherchent pas la croissance et le profit à tout prix, fait aussi contraste face notre démesure productiviste irresponsable.

Conclusion

Après sa découverte des travaux de Philippe Descola, Alessandro Pignocchi, l’auteur de la bande dessinée Petit traité d’écologie sauvage, est allé à son tour vivre quelques temps chez des indiens Jivaros animistes. Puis il a participé à la Z.A.D de notre Dame des Landes où il a développé toute une réflexion politique et écologique en s’appuyant sur le recul instructif que confère l’étude de civilisations différentes. Les bandes dessinées qu’il produit sont ainsi des sortes de manifeste écologique et humoristique salué par la critique.                             Sur la quatrième de couverture pour présenter une de ces trois B.D. on peut lire :

«  Des mésanges punks qui se mêlent de politique. Des hommes politiques plus animistes que des indiens d’Amazonie. Un anthropologue Jivaro qui tente de sauver ce qui reste de la culture occidentale. Voici quelques habitants de ce monde nouveau où le concept de « nature » a disparu, et où le pouvoir n’exerce plus aucun attrait. Après la lecture de ce livre, vous ne regarderez plus jamais les mésanges et les hommes politiques de la même façon »[iv]. On espère qu’après l’écoute de cette émission, ce sera aussi un peu le cas !

 

Didier Guilliomet

 

Références musicales de l’émission.  

Magma : « Soleil d’Ork » dans l’album Udu Wudu

Chant traditionnel de rituel animiste d’Amazonie

Chant d’oiseaux

[i] Petit traité d’écologie sauvage : T. 3 : la cosmologie du futur, quatrième de couverture.

[ii] Philippe Descola : « Les Achuar traitent les animaux et les plantes comme des personnes », le 18 janvier 2015, www.telerama.fr

[iii] Philippe Descola : « Les Achuar traitent les animaux et les plantes comme des personnes », le 18 janvier 2015, www.telerama.fr

[iv] Petit traité d’écologie sauvage : T. 3 : la cosmologie du futur, quatrième de couverture

 

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